Dans son essai “Interopérabilité adversarielle : faire revivre une arme élégante d’une époque plus civilisée pour tuer les monopoles d’aujourd’hui”, de 2019, Cory Doctorow expose le concept d’interopérabilité adversarielle qui pourrait se résumer ainsi :
L’“interopérabilité” est le fait de faire fonctionner un nouveau produit ou service avec un produit ou service existant : la civilisation moderne dépend des normes et pratiques qui vous permettent de mettre n’importe quel plat dans un lave-vaisselle ou n’importe quel chargeur USB dans l’allume-cigare de n’importe quelle voiture.
Mais l’interopérabilité n’est que la première étape. Pour un marché vraiment compétitif, innovant et dynamique, il faut une interopérabilité adverse : c’est lorsque vous créez un nouveau produit ou service qui se branche sur ceux qui existent déjà sans l’autorisation des entreprises qui les fabriquent. Pensez aux encres d’imprimantes tierces, aux magasins d’applications alternatifs ou aux ateliers de réparation indépendants qui utilisent des pièces compatibles de fabricants rivaux pour réparer votre voiture, votre téléphone ou votre tracteur.
L’avantage de Facebook réside dans l’“effet de réseau” : l’idée que la valeur de Facebook augmente avec chaque utilisateur qui le rejoint (parce que le nombre d’utilisateurs augmente la probabilité que la personne que vous recherchez soit sur Facebook).
Dans l’histoire de l’informatique, des monopoles ont été détruits quand leur concurrence directe a trouvé un moyen de casser cet avantage en se rendant compatible de façon transparente avec les standards, protocoles et produits de l’entreprise monopolistique.
L’interopérabilité adverse était autrefois le moteur du marché dynamique de la technologie, où les plus grandes entreprises pouvaient passer du sommet à un tas de ferraille en un clin d’œil, où de minuscules startups pouvaient renverser des entreprises dominantes avant même qu’elles ne sachent ce qui leur arrivait. Une fois que Facebook a pu donner à ses nouveaux utilisateurs la possibilité de rester en contact avec leurs amis de MySpace, chaque message que ces utilisateurs de Facebook renvoyaient sur MySpace – avec un pied de page annonçant la supériorité de Facebook – devenait un outil de recrutement pour d’autres utilisateurs de Facebook. MySpace a servi à Facebook de réservoir d’utilisateurs potentiels organisés de manière pratique, que l’on pouvait facilement atteindre avec un argumentaire convaincant expliquant pourquoi ils devaient changer de site.
Mais la génération actuelle de grandes entreprises technologiques a obtenu des lois, des réglementations et des décisions de justice qui ont considérablement restreint l’interopérabilité adverse. De la rafale de brevets logiciels absurdes que l’Office américain des brevets et des marques a accordés au cours des années sombres entre les premiers brevets logiciels et la décision Alice à l’utilisation croissante de la “gestion des droits numériques” pour créer des obligations légales d’utiliser les produits que vous achetez d’une manière qui profite aux actionnaires à vos dépens, Les grandes entreprises technologiques ont gravi l’échelle de l’interopérabilité adverse et l’ont ensuite retirée derrière elles.
De l’interopérabilité adverse aux bridges adversariels
Les réseaux sociaux, dont le contenu est réputé bien moins “noble” que Wikipédia, les films, documentaires, les papiers académiques, ou les livres, doivent autant bénéficier de l’argument que “l’information cherche à être libre“, phrase issue d’une des première conférences hacker en 1984. Chaque usager doit pouvoir garantir le libre accès à ses “posts” Facebook, Twitter, Instagram, en vertu de la protection de l’accès libre à l’information et à la connaissance, actuellement entravé par les pateformes de réseau social actuelles. Par exemple, ces cinq dernières années ont vu débarquer un usage militant d’Instagram, avec des comptes utilisant leur audience pour diffuser et vulgariser des concepts scientifiques ou politiques. Instagram n’a pas à restreindre l’accès à ces ressources produites par des créateur·ices “emprisonné·es” sur leur plateforme via des Conditions Générales d’Utilisation abusives.
Il serait temps d’avoir recours à cette interopérabilité forcée pour permettre à des usager·es de se détourner de Facebook pour le réseau social de leur choix : Cory Doctorow insiste que cela va plus loin que l’idée de la “portabilité des données”, qui autorise les consommateur·ices mécontent·es à exporter ses données vers un autre réseau, car il ne se base pas sur les efforts du législateur ou du propriétaire de la plateforme. Cela permet aussi de rompre l’effet réseau : on ne porte pas que ses données, on accède aussi aux données des usager·es resté·es sur la plateforme en question.
Via leur effet réseau, les plateformes actuelles de réseau social ne donnent pas le choix à leurs usager·es quant aux conditions d’usage de leurs outils. Car refuser leur “négociation” conduit de fait à se priver d’une connexion à des communautés humaines présentes sur ces réseaux, qui n’ont pas forcément les ressources pour chercher une plateforme alternative, qui d’ailleurs (sans bridge adversariel) les priverait de leur audience.
À Technostructures, notre plan pour se dresser face à ce monopole des plateformes de réseau social tient sur 3 piliers, fortement liés au fonctionnement de bridges adversariels :
- les bridges, en créant un accès au contenu d’un réseau social pour l’usager·e d’un autre réseau, peuvent casser la “chasse gardée” des réseaux sociaux actuels. Par exemple, libr.events est un projet d’extension de navigateur (issu de l’initiative Tracking Exposed) ayant comme objet de copier et republier les données des réseaux sociaux propriétaires vers les plateformes libres et décentralisées, et bridge déjà les événements publics de facebook.com vers le réseau social Mobilizon.
- un point de vue pirate sur la question plus large de l’accès à la culture, à la connaissance (et à la rétribution directe en dehors des circuits distributeurs classiques), mais aussi sur un droit à obtenir des informations, actualités ou opinions partagées par des entités ou des ami·es via les réseaux sociaux que l’on souhaite, et avec l’algorithme que l’on souhaite. Et ce que cela implique dans les lois sur le copyright, le droit d’auteur·ice et lois protégeant les oligopoles de plateforme.
- l’auto-hébergement et la multiplication d’instances d’hébergement, qui se répartissent à la fois la tâche de redécentraliser Internet en offrant des instances de réseau social distribué alternatif (ex : Mastodon, Synapse…), mais aussi de fournir cette possibilité de bridger simplement, grâce à par exemple YunoHost et son intégration de bridges comme Mautrix-Signal ou Mautrix-Whatsapp.
Des bridges adverses pour l’accès libre aux contenus des réseaux sociaux
Le projet Kazarma s’est fondé sur l’envie de rapprocher deux technologies déjà ouvertes, libres et interopérables, permettant l’échange de messages dit de type “Pub/Sub distribué”, ActivityPub et Matrix. Ces deux technologies ont en commun de permettre la distribution d’événements (Matrix) / d’activités (ActivityPub) dont les spécifications sont extensibles, permettant d’y intégrer toute sorte de données, sémantiques ou moins structurées.
Un des objectifs de Technostructures pour démontrer l’utilité de ces bridges est de lancer des bridges publics permettant l’accès libre aux contenus des réseaux sociaux. Cela se concrétise principalement par un serveur Matrix (Synapse) auquel sont ajoutées différentes extensions appelées Application Services.
Parmi les réseaux prioritaires, nous souhaitons bridger les réseaux suivants :
- apps ActivityPub : Mastodon, Pixelfed, Peertube
- messageries : Facebook Messenger, Signal, Telegram
- réseaux sociaux propriétaires : Twitter et Instagram
Une seconde composante du projet de bridges adversariels pourrait être le fait de piocher dans une sélection de contenus, soit une base de données (éditorialisée par Technostructures) d’articles, d’images et de médias sélectionnés pour leur qualité (ex : infographies, articles et vidéos de vulgarisation) et de travailler à la qualité du “bridging” entre chaîne YouTube, Instagram, Medium, et leur équivalent ActivityPub : Mastodon, Peertube, PixelFed, blogs texte…
Exemples :
- Bridge Kazarma (ActivityPub / Matrix)
- Bridge des événements Facebook vers Mobilizon (grâce à libr.events) et vers Matrix (grâce à Kazarma), ainsi que depuis d’autres plateformes d’événements propriétaires que Facebook : Demosphere, Meetup…
- Bridge “hostile” avec Instagram pour Pixelfed
Des bridges adversariels qui correspondent à exiger en acte la portabilité des données
L’entrée en vigueur du Digital Markets Act est en bonne voie fin 2022. Ce règlement créé par la Commission européenne tente d’empêcher les abus de monopoles des vendeurs du type Apple et son App Store tyrannique à l’impôt inévitable.
Elle définit des figures de “gatekeepers” pour qualifier les plateformes de réseau social qui ont une “chasse gardée” sur leurs usagers (Google, Apple, Facebook, Microsoft, etc.).
Le DMA indique notamment les deux obligations suivantes :
- permettre aux usager·es de se désabonner des services de plateforme essentiels du contrôleur d’accès (“gatekeeper”) aussi facilement qu’iels s’y abonnent;
- permettre à des tiers d’interopérer avec les services propres au contrôleur d’accès (“gatekeeper”);
Le premier point se résume à exiger une “portabilité des données” d’un service à un autre. Le deuxième point, dont la formulation est floue, pourrait définir une exigence d’interopérabilité partielle ou complète avec des services de plateforme, mais il faudra attendre les premiers jugements pour découvrir la réelle application pratique de ces exigences légales, qui pourrait tout aussi bien affaiblir l’écosystème actuel des protocoles ouverts.
Pour ce qui est d’exiger des API interopérables directement auprès des plateformes, l’interopérabilité adverse est complémentaire et permet de mettre la pression sur ces plateformes.
Ces différents combats appartiennent à la même volonté de modifier les lois et usages en cours pour libérer le code et l’information :
- Le concept d’interopérabilité adverse et ses implications stratégiques
- le combat législatif de Redecentralize pour des API ouvertes et la campagne “Public Money = Public Code” (argent public = code public)
- le combat de Kopimi ou bien du Parti Pirate pour l’accès à la culture
- celui d’Aaron Swarz pour l’accès à la connaissance
Pixelfed vs. Instagram : David contre Goliath ?
Instagram, (prenant le relai de Snapchat, puis en passe de le transmettre à TikTok) a redéfini la consommation de réseaux sociaux en intensifiant l’échange des flux vidéo entre individu·es.
Tandis qu’Instagram fait les frais de nombreux scandales (quantifiant, entre autres choses, le pourcentage de nudité dans les photos pour mieux retenir son public), et que son impact sur l’estime de soi de ses usager·es se fait connaître, aucune alternative politique à la boulimie d’attention exigée par Instagram ou TikTok ne voit le jour.
Mais l’avantage d’un Instagram alternatif (de type Pixelfed) avec des capacités de “bridge adversraiel” vers Instagram serait (outre le fait de pouvoir continuer à consommer les stories des usagers Instagram) d’être libéré·e de l’interface bridée d’édition de stories d’Instagram : pouvoir ajouter ses propres gifs et musiques dans ses stories (et non pas uniquement les gifs présents sur Giphy, ou les musiques uniquement présentes sur Spotify), ou bien pouvoir implémenter un algorithme (ou non) de son choix (voir plus bas la question des feeds alternatifs).
Une contrainte levée supplémentaire est l’ajout de liens externes dans des “stories” : sur Instagram, chaque utilisateur n’a le droit qu’à un seul hyperlien vers des ressources extérieures (sur le profil). Pour insérer un lien vers une ressource web extérieure dans une story Instagram, il est nécessaire de payer un compte premium, symbole de cette emprise des plateformes sur la possibilité des usager·es de tirer partie du caractère ouvert et hypertexte d’Internet.
Feeds alternatifs
L’accès à l’information et aux réseaux sociaux ne peut se faire librement qu’avec la possibilité de substituer au monopole des “feeds” des écosystèmes fermés (ex: Instagram) un feed alternatif implémentant l’algorithme que l’on souhaite (ou son absence, par exemple en affichant les derniers posts dans l’ordre inverse de leur création, comme le mode “Tweets les plus récents de vos abonnements” de Twitter)
L’algorithme de feed serait par exemple exprimable en Lua. L’écosystème Matrix prévoit des systèmes d’agrégation côté serveur.
Conclusion
A Technostructures, nous souhaitons :
- soutenir ce point de vue pirate sur la question plus large de l’accès à la culture, à la connaissance, aux informations, actualités ou opinions partagées par des entités ou des ami·es via les réseaux sociaux que l’on souhaite, et avec l’algorithme que l’on souhaite ;
- que le cas échéant, des structures publiques ou privées œuvrent à ces chantiers de code permettant une interopérabilité offensive face aux géants des plateformes.